Début mars, donc bien avant la liquidation d’Oussama Ben Laden, al-Qaïda „central” considérait qu’il fallait prendre acte du changement de climat politique consécutif aux victoires de ce que tout un chacun appelle désormais le „printemps arabe”. Dans deux vidéos diffusées à un jour de distance sur As-Sahab Media, la „courroie de propagande” d’al-Qaïda central, deux qaïdistes libyens, Abu Yahya al-Libi et Attiyatallah Abdel Rahman, ouvraient la voie à une cours nouveau appliqué au cas libyen. Le premier s’adressait par un discours de quelque trente minutes aux rebelles libyens, leur offrant un soutien militaire et appelant de ses vœux un État islamique. Le second exprimait une ligne analogue mais moins carrément et plus en ”empathie” se présentant vêtu „à la libyenne” et sous son nom „d’origine” – Jamal Ibrahim Ishtawi – complété par le toponyme „d’origine” al-Misrati, c’est-à-dire de Misrata, de façon à souligner l’implication „personnelle” du discours prononcé sur la vidéo et sa propre affirmation en tant que patriote.
Après la mort d’Ousamma Ben Laden (2 mai) et son officialisation par la direction d’al-Qaïda, tout le monde se demandait qui lui succéderait à la tête de l’organisation; parmi les candidats figurait aussi Abu Yahya qui avait à ce qu’il semblait escaladé ces derniers temps les degrés de la hiérarchie et apparaissait de plus en plus souvent sur les vidéos. Mais son apparition et celle d’Attiyatallah fut de courte durée; fin mai, c’est l’Égyptien Saïf al-Adel, leader historique d’al-Qaïda, malgré une longue absence et une médiocre visibilité dans les communiqués et la propagande du groupe terroriste, qui était accrédité par les sources.
L’arrivée de Saïf al-Adel au sommet ne fut en aucune manière officialisée; les sources d’information étaient principalement pakistanaises; il y eut confirmation par Noman Benotman, un ex-qaïdiste désormais enrôlé par la Quilliam Foundation, think-tank britannique spécialisé dans l’antiterrorisme et qui doit son nom à un historien musulman anglais dont le rôle en tant qu’informateur a toujours joui d’une grande considération malgré une grosse bévue quand il avait annoncé la mort d’Attiyatallah Abdel Rahman dans une attaque de drone en octobre 2010.
En mai dernier, Saïf al-Adel sembla redonner signe de vie sur l’un des forums jihadistes maintenant célèbres, Ansar al-Mujahideen, surveillé nuit et jour par les observateurs en quête d’informations sur al-Qaïda. Son intervention exposait les grandes lignes de la nouvelle „stratégie” de l’organisation: les États-Unis n’étaient plus cible principale, car en admettant qu’ils viennent à être détruits d’autres puissances comme l’Europe, la Chine, etc. les remplaceraient. Certes, le pouvoir militaire et économique des Américains dépendait du pétrole du „monde musulman”, mais même les „catastrophes militaires” en Irak et en Afghanistan n’avaient pas réussi à saper le „capitalisme monopolistique” américain. La seule solution pour liquider les ingérences américaines, c’était donc d’établir un État islamique. Mais pour y arriver, il convenait de changer d’approche: enfourcher le chaos engendré par les révoltes arabes et chercher à bloquer les flux de pétrole à partir de la région tout en attaquant des objectifs américains et iraniens („iraniens”!). D’après le présumé Saïf al-Adel, il fallait se concentrer sur la Syrie, le Yémen et l’Irak dans sa partie sunnite de façon à éviter aussi d’être débordé par l’Iran).
Abu Yahya et Attiyatallah allaient réapparaître plus tard, début juin, en compagnie d’Ayman al-Zawahiri, quelques jours avant la nomination „officielle” de ce dernier à la tête d’al-Qaïda. Si cette nomination démentait les „fuites” précédentes, elle illustrait parfaitement la nouvelle stratégie, confirmant la posture des deux Libyens. Al-Zawahiri et les deux autres délivraient en effet une nouvelle version „jihadiste” du „jihad individuel” qui, dans les termes mêmes d’Abu Yahya „regarde une personne ou un petit groupe de moudjahidins accomplissant une opération militaire dans les limites de la charî’a pour mettre l’ennemi en déroute et encourager les musulmans en fonction des circonstances”. En même temps, ils relisaient de manière plus circonstanciée et moins radicale la doctrine du takfir (châtiment d’un autre musulman s’étant rendu coupable d’abandon de sa religion, ndlr) et justifiaient la mort d’autres musulmans pendant leurs opérations seulement au cas par cas et quand c’était nécessaire; une justification rétroactive, comme pour montrer qu’ils avaient toujours procédé à pareilles évaluations lors de précédentes attaques.
Disparaissait donc, ou restait du moins en arrière-fond l’idée que qui n’est pas avec al-Qaïda ou ne s’engage pas de quelque façon dans le jihad n’est pas un vrai musulman et peut être déclaré „apostat”, donc être tué. L’idéologie agressive typique du wahhabisme des origines, ce courant religieux né dans les sables de la péninsule Arabique au milieu du XVIIIe siècle et qui avait conclu un mariage d’intérêt avec la maison Saoud – la dynastie actuellement au pouvoir en Arabie saoudite – pour ensuite s’en détacher pour cause de pragmatisme „corrompu”, était donc en partie écartée; entrait en lice une nouvelle al-Qaïda, fille indigne de ce „printemps arabe” qui avait décrété de facto la défaite idéologique de la première.
Syed Salem Shahzad d’Asia Times, qui se fonde sur des sources pakistanaises et afghanes, avait prévu la démarche d’al-Qaïda , observant que le scénario libyen, bien connu des qaïdistes, pouvait offrir aux terroristes un nouveau tremplin: „Le groupe libyen le plus puissant proche d’al-Qaïda, le LIFG (Libyan Islamic Fighting Group, en arabe Jama’a Islamiyyah Muqatilah bi-Libya), redoute la marginalisation, soutiennent les activistes d’une camp libyen dans la zone tribale du Nord-Waziristan (…) Ils posent qu’al-Qaïda devrait entrer en lice de façon à offrir un cadre idéologique de référence à l’opposition armée et pour éviter que le terrain ne tombe aux mains d’agitateurs pro-occidentaux”. Dans les termes du journaliste: al-Qaïda „cherchera à jouer en Libye un rôle actif, ce qui se produira en lien avec les partis islamiques dans le soutien au mouvement de masse; et il n’y aura pas de place dans cette démarche pour les actions terroristes qui ont caractérisé les opérations d’al-Qaïda les années passées, en particulier en Irak”.
Allons maintenant sur le terrain, soit en Libye, où tout donnait à penser au début du conflit que les qaïdistes libyens étaient revenus à une sorte de jihadisme „simple”, ou mieux encore à un „jihadisme patriotique”. À parcourir de nouveau les phases d’une histoire, celle de la présence dans la Libye „libérée” d’anciens et de nouveaux qaïdistes laquelle s’initie avec la phrase de Kadhafi quelques semaines après le déclenchement de la révolte libyenne sur des „terroristes d’al-Qaïda” dans les rangs des insurgés.
Tout commence il y a environ cinq ans avec la libération de membres du LIFG par le régime de Kadhafi. Mais l’affaire prend une tournure internationale à partir d’octobre 2009 dès lors qu’elle s’inscrit dans une „stratégie de réconciliation” (avec des traits ressemblants à ce qui s’était passé en Algérie) mise en œuvre par le fils „modéré” de Mouammar, Seïf al-Islam Kadhafi. Ce dernier avait, plusieurs années auparavant, fondé son organisation, l’International Charity and Development Foundation, à partir de laquelle il intervenait dans le débat avec diverses organisations internationales et promouvait des „réformes démocratiques” ainsi que les droits de l’homme en Libye. L’opération de Seïf al-Islam en octobre 2009 pose de multiples questions: il fait libérer quelque 90 militants du LIFG et autres terroristes à condition que ceux-ci renient théoriquement la doctrine jihadiste.
Le LIFG, franchisé dès les origines au brand al-Qaïda, même s’il fonctionne comme divers groupes de l’organisation sur un mode passablement autonome, avait perpétré – principalement dans les années 1990, mais dès les années 1980 – plusieurs attentats en territoire libyen avec pour objectif de renverser le régime de Kadhafi. Donc, le bras libyen d’al-Qaïda opérait contre Kadhafi bien avant le 11-Septembre et les intérêts du premier convergeaient curieusement en partie avec les intérêts des Occidentaux, ce qui fait que personne ne se donna la peine de considérer la requête du second (15 avril 1989): lancer un mandat d’arrêt international contre Oussama Ben Laden dont l’un des messages, par contre, s’élevait contre le leader libyen. L’échec fut en particulier dû au veto des Britanniques à l’époque en pleine affaire Lockerbie.
Kadhafi allait donc agir seul: dans les années 1990, le LIFG fut âprement combattu et l’organisation éliminée, ses protagonistes encore actifs en territoire libyen étant incarcérés dans la prison de haute sécurité d’Abu Salim où au moins 1 200 détenus seraient massacrés en 1996 à l’occasion d’une révolte, alors que les véritables qaïdistes libyens se trouvaient encore hors du pays et opéraient spécialement en Irak. L’ex-leader du LIFG, Noman Benotman (cf. supra), qui s’était détaché d’al-Qaïda, vivait libre à Londres. En 2007, il rentra en Libye pour mener avec Seïf al-Islam la transaction dont il a été question. Une deuxième vague de libérations se produisit en mars 2010 à la suite de laquelle le porte-parole de l’instance kadhafienne chargé de la „réhabilitation” des terroristes déclara: „Ces personnes ont suivi le programme de réhabilitation qui avait pour objectif l’abandon de la violence par des prisonniers et leur réintégration dans la société libyenne”.
Si pareilles déclarations n’ont pas à l’époque paru alarmantes, aujourd’hui elles ne peuvent, à la lumière d’une situation nouvelle, que préoccuper. D’autant que parmi les personnages libérés il y avait: le chaufeur d’Ousamma Ben Laden, Nasser Tailamun; un ancien de Guantanamo, Abu Sofian Ben Guemou; l’actuel leader reconnu du LIFG, Abdelhakim Belhaj; le chef militaire du LIFG, Khaled Shrif; l’idéologue officiel de l’organisation, Sami Saadi. De mars 2010 à aujourd’hui, le nombre d’”ex-terroristes” libérés s’élève à 350; 850 terroristes pour les cinq dernières années. La dernière „vague” de libérations, 110 personnes, s’est produite le 16 février dernier, soit un jour avant la „révolution d’al-Mokhtar” ou „jour de la colère” à partir de laquelle s’initie la répression par Kadhafi. Le 20 février, alors que la situation est en pleine évolution, OEA Libia, un journal très proche de Seïf al-Islam rapportait l’information suivante: „Les groupes d’insurgés présents dans les régions orientales de la Libye ont proclamé l’État islamique dans la zone…à Derna, un leader islamique, Abdul Hakim al-Hasadi, a proclamé un émirat islamique indépendant en ville”.
Autres éléments d’analyse concernant cette affaire, les dizaines de câbles de WikiLeaks consacrés à la Libye depuis fin janvier. L’un d’eux raconte que ce fut l’organisation de Seïf qui réussit à obtenir le rapatriement des prisonniers libyens de Guantanamo en arguant du fait que les citoyens libyens n’étaient pas traités de manière appropriée sous l’angle des droits de l’homme. Le câble nous expliquant en outre que l’accord prévoyait la possibilité de visiter les détenus et que les Américains les avaient rencontrés à plusieurs reprises, mais sans avoir libre accès à la prison où ils étaient incarcérés, justement Abu Salim. Le câble le plus important à cet égard remonte au 2 juin 2008 et relate comment l’extrémisme islamique s’est implanté à Derna, que la ville a toujours été un foyer de qaïdistes „globaux” et que tout cela continue à se vérifier étant donné l’état de frustration où se trouve une population qui veut se débarrasser de Kadhafi.
Ceci pour arriver à l’information rapportée par Al-Arabiya le 23 février, le vice-ministre des Affaires étrangères libyen, Khaled Kaim, apportant une confirmation: al-Qaïda a bien établi un État islamique à Derna et l’organisation a conçu un „scénario afghan”; à la tête de l’émirat, un ex-détenu de Guantanamo, un certain Abdul Karim (en réalité Abdul Hakim al-Hasadi) dont le lieutenant à El Beida est un certain Kheyrallah Baraassi, ces personnages ayant commencé à imposer la burqa aux femmes. Les informations fournies par le vice-ministre sont en partie erronées et surtout fabriquées pour épouvanter le parterre des journalistes, d’où la convocation de la burqa; mais elles comportent un fond de vérité.
Presque un mois après – nous sommes le 15 mars – Mouammar Kadhafi mobilise le péril qaïdiste, déclarant lors d’un entretien accordé à Fausto Biloslavo d’Il Giornale le combattre sur le terrain, mais qu’en l’absence d’alternative il s’allierait à al-Qaïda. Le point de vue de Biloslavo, journaliste incorporé à une unité combattante, semble opérer un formidable saut qualitatif quand Roberto Bongiorni du Sole 24 Ore se rend à Derna et réalise un interview avec justement Abdul Hakim al-Hasadi, „responsable de la défense de la ville”, un homme qui se présente „sous la protection d’un garde du corps, le regard dissimulé par des lunettes de soleil […] vêtu d’un blouson en cuir sur la djellaba, avec deux grands pistolets qui affleurent”.
Ce dernier déclare ne pas appartenir à al-Qaïda. Et puis: „Je n’ai jamais été à Guantanamo. J’ai été capturé en 2002 à Peshawar au Pakistan alors que je rentrais d’Afghanistan où j’avais combattu contre l’invasion étrangère. J’ai été livré aux Américains, détenu pendant des mois à Islamabad, remis à la Libye et libéré en 2008”. L’homme est à tous égards jihadiste, l’ ”invasion étrangère” étant celle des Américains, et sa libération est survenue en Libye dans le cadre du „programme de réhabilitation” de Seïf al-Islam Kadhafi. Mais à quel type de jihadiste sommes-nous confrontés ? Al-Hasadi était l’un de ces célèbres Afghans arabes dans les rangs desquels militaient de très nombreux Libyens qui avaient combattu avant tout en Afghanistan d’abord contre les Soviétiques, puis contre les Américains. L’expérience afghane durant laquelle naît la „base”, c’est-à-dire al-Qaïda, sur l’initiative d’Oussama Ben Laden, dans les années 1980 prélude à la naissance du LIFG.
Selon les sources d’al-Qaïda qui a émergé en tant que coordination de groupes d’ ”Afghans arabes” provenant de différents pays, l’organisation comportait dès le début un bon contingent libyen qui gonfla de façon démesurée à partir de 1989 quant le groupe de jihadistes libyens qui allait se transformer en LIFG subit un coup dur avec l’arrestation de son leader Awatha al-Zuwawi. Cette dernière organisation ne naît pas formellement avant les années 1990; elle est focalisée sur la Libye et l’opposition armée jihadiste au régime de Kadhafi; au point que ses leaders, quand on les interroge sur leurs rapports avec al-Qaïda, soulignent que le LIFG n’a jamais combattu à l’extérieur du pays. Le véritable LIFG, en somme, bien qu’il y ait eu une organisation libyenne anti-Kadhafi active bien avant l’Afghanistan, naît de l’”expérience afghane”, avec tout ce que cela comporte comme contacts avec al-Qaïda. Mais al-Qaïda étant à l’origine la „base” d’un réseau d’organisations plus qu’une organisation en soi, le contingent libyen d’”Afghans arabes” qui deviendra par la suite le LIFG revendique tout de suite son autonomie propre, alors que certains Libyens, comme les deux activistes cités au début de l’article, escaladent les degrés de la hiérarchie d’al-Qaïda.
Quand al-Qaïda se transforme de réseau d’organisations en brand (franchise), principalement après le 11-Septembre, ce qui vaut pour al-Qaïda au Maghreb islamique (cf. infra) ou al-Qaïda dans la péninsule Arabique, al-Qaïda central et le LIFG vont définitivement emprunter des routes différentes, et cela même si des contacts perdurent. Mais le LIFG avait entre-temps fait l’objet d’une répression impitoyable, ne faisant pas de quartier, à part les activistes réintégrés à dose homéopathique et peut-être non sans perfidie par Kadhafi dans la société libyenne. En conclusion: le LIFG n’est pas al-Qaïda et il devient LIFG seulement au moment du retour en Libye, mais quand al-Hasadi dit ne pas être qaïdiste, semblable déclaration reste ambiguë dans la mesure où certains „Afghans arabes” font toujours partie d’al-Qaïda.
Que représente donc exactement al-Hasadi ? Il semble correspondre à l’idée de „nouvelle al-Qaïda” (cf. supra). C’est un „jihadiste patriote”, un „Afghan arabe” qui n’a peut-être jamais aimé al-Qaïda mais qui a eu certainement affaire avec l’organisation, étant donné que bon nombre de Libyens de Derna avaient été envoyés combattre en Irak (cf. infra), et qui aujourd’hui se focalise sur l’objectif qui l’a probablement amené à l’origine à entrer dans les groupes jihadistes: renverser le régime de Mouammar Kadhafi. C’est sous cet angle qu’il convient de lire ses autres déclarations pour que le cadre se clarifie. Quant à l’envoi de jihadistes en Irak: „J’en ai envoyé environ 25 (…) dont certains sont revenus et se trouvent aujourd’hui sur le front d’Ajdabiya; ce sont des patriotes et de bons musulmans, pas des terroristes”. Et puis en ce qui concerne al-Qaïda: „Je condamne les attentats du 11-Septembre et tous ceux qui ont été commis contre des civils innocents. Mes les membres d’al-Qaïda sont aussi de bons musulmans qui luttent contre l’envahisseur”. Al-Hasadi allant jusqu’à se déclarer absolument favorable à la no-fly zone sous l’égide de l’ONU.
Dans les mois qui succèdent à l’entretien, le personnage va susciter l’intérêt des think-tank, des journaux, des enquêtes. Le „jihadiste patriote” sera localisé au mois d’avril en partance de Benghazi sur un vieux bâtiment égyptien accompagné de 25 hommes. Et d’autres jihadistes seront comme lui „tracés” à cette date à Benghazi et à Brega alors que le 11 mai, toujours à Benghazi, sera tué d’une rafale de kalachnikov Pierre Marziali, fondateur et directeur de l’agence de sécurité privée française Secopex, elle-même soupçonnée par certains d’être justement mal vue des franges jihadistes parmi les insurgés .
L’affaire, déjà en soi préoccupante, ne finit pas ici et assume un caractère peut-être plus inquiétant encore avec l’irruption sur la scène d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), „section” d’al-Qaïda déployée au sud du Sahara. L’entretien réalisé par Fausto Biloslavo a abattu les barrières linguistiques et fait le tour du monde; il sera repris par le New York Times, le Washington Post et même par feb17.info, un des sites des insurgés. Sur Internet et ailleurs, c’est surtout l’information selon laquelle „Kadhafi pourrait s’allier à al-Qaïda” qui se répercute et les agences rapportent le débat ouvert sur un site jihadiste: le Guide serait fou. Mais peu d’observateurs relèvent que l’al-Qaïda à laquelle se réfère Kadhafi est probablement AQMI et que „s’allier à al-Qaïda” pourrait bien signifier „permettre à al-Qaïda au Maghreb islamique” de se mouvoir librement sur le théâtre libyen et d’établir le contact avec les jihadistes de Cyrénaïque”.
En effet, Kadhafi, comme le rappelle Scott Stewart, mise sur le chaos . Enquêtant sur les diverses options politico-stratégiques offertes au Guide, le chercheur de Stratfor note que ce dernier, s’il est confronté à la possibilité de tout perdre, peut recourir à des actions terroristes de plusieurs types: si „l’histoire nous rappelle que Kadhafi a toujours fait usage de son corps diplomatique pour perpétrer toutes les scélératesses possibles, programmant des attaques terroristes ou fomentant des coups d’État”, les défections subies dans les rangs des diplomates les semaines qui précèdent contribueront à éloigner ce danger. Les diplomates „ne sont pas cependant l’unique source à laquelle Kadhafi peut puiser pour marquer des points” dans la mesure où le dictateur „a toujours la possibilité de téléguider des groupes terroristes comme AQMI ou le LIFG”. Une analyse qui converge avec la succession d’informations arrivant des divers secteurs de la Libye en guerre où AQMI semble être de plus en plus active et la jonction avec les jihadistes de l’Est du pays toujours plus étroite.
AQMI est traditionnellement basée à l’intérieur d’une zone comprenant le Sud algérien, le Niger et le Mali, donc tout comme al-Qaïda dans la péninsule Arabique dans des refuges (haven) où l’autorité des pays souverains ne parvient pas. Les experts l’ont toujours considérée comme une sorte de „lanterne rouge” des organisations affiliées à al-Qaïda: ses chefs ne se distinguent pas idéologiquement et ses activités n’apparaissent pas comme dignes d’être remarquées au niveau central. Des activités du reste souvent associées à la contrebande et aux enlèvements; au point que pour certains observateurs AQMI ne serait plus guère qu’une bande de brigands, d’autres dénonçant – plus perfidement – des opérations déguisées (false flag) des Algériens, des Américains et des Anglais: les premiers ayant opéré de cette façon pour s’assurer de l’appui US – du moment où l’AFRICOM demeure relégué à Stuttgart -, les autres pénétrant en Afrique sous le „prétexte” d’al-Qaïda. Et ce dans un contexte où les Français sont déjà présents sur zone: fin octobre 2010, un message attribué à Oussama Ben Laden était consacré à l’enlèvement par AQMI des techniciens d’Areva et de Satom (groupe Vinci) employés dans l’extraction d’uranium au Niger, condamnant la politique nationale et internationale de la France; Paris avait envoyé en septembre précédent une centaine de militaires spécialisés dans la lutte contre le terrorisme et des avions de reconnaissance/de combat pour accompagner une offensive de l’armée mauritanienne au Mali contre la branche des qaïdistes en Afrique.
C’est dans ce cadre, si l’on suit les analyses de Noman Benotman rapportées par CNN fin mars 2011 – elles-mêmes coïncidant avec certaines déclarations concomitantes de Seïf al-Islam Kadhafi – que dès 2009 plusieurs jihadistes libyens auraient opéré une jonction avec AQMI en Algérie et au Mali. Début janvier 2011, quelques jihadistes d’AQMI, profitant de l’incertitude régnant en Tunisie, se seraient infiltrés en Libye; le 15 du mois, il y aurait eu affrontement à l’arme à feu entre eux et les forces de sécurité libyennes à Ghat, dans le Sud-Ouest du pays, soit historiquement la première opération armée d’AQMI en territoire libyen.
Les observateurs des deux premiers mois de révolte – puis de guerre – en Libye constatent surtout qu’AQMI a consolidé ses positions dans la zone de son ressort, l’affaiblissement – plus ou moins délibéré – des contrôles aux frontières ayant ouvert de nouveaux espaces pour la contrebande d’armes. La chose semblant se recouper début avril avec l’entrée de forces spéciales françaises, accompagnées d’éléments des armées nigérienne et tchadienne, dans la zone algérienne d’Hamada el-Hamra à partir du Sud-Est libyen à la poursuite de trafiquants d’armes. Les Algériens devaient refuser de laisser pénétrer des hélicoptères français dans le secteur pour aller à la recherche de ces forces spéciales qui s’étaient perdues. La source, soit le journal algérien El Khabar, affirme que des groupes de terroristes affiliés à al-Qaïda (d’AQMI au Boko Haram nigérian en passant par les Shebab somaliens) étaient présents sur zone avec pour objectif „la création d’un groupe salafiste jihadiste de combat en coopération avec le LIFG”.
L’hypothèse qu’AQMI se soit installée en Libye pour y rester, ou de quelque façon „donner un coup de main” se concrétise dans le cadre de la nouvelle stratégie qaïdiste. Le 18 mars, l’organisation diffusait un message par lequel elle invitait en termes de propagande les „insurgés musulmans” à „ne pas se fier aux USA et à l’OTAN”; le 3 avril, la même AQMI dénonçait l’OTAN pour avoir lancé un raid aérien contre ses combattants à Brega, l’Alliance rétorquant: „Il s’est agi d’un incident consécutif à l’avancée des insurgés en direction de la ville. Notre commandement est en train de s’organiser pour que des erreurs de ce type ne se reproduisent plus”. De même le ministre algérien aux Affaires maghrébines et africaines, Abdelkader Messahel, affirmait toujours début avril dans un entretien accordé à al-Quds al-’Arabi: „Nous sommes très préoccupés par la présence d’al-Qaïda parmi les rebelles libyens et le fait que l’organisation se soit renforcée dans le pays. Profitant des hostilités, les terroristes islamiques ont réussi à se procurer des armes lourdes très sophistiquées, un fait qui met en péril toute la région”. Plus tard, au mois de mai, deux Tunisiens soupçonnés d’affiliation à AQMI étaient tués à Rouhia, au centre de la Tunisie, et deux Libyens arrêtés dans le même contexte.
En somme, AQMI, dans la continuité des objectifs d’al-Qaïda „central”, a pris parti pour les insurgés et s’est prononcée en ce sens; mais elle invite ces derniers „à se méfier” dès lors qu’elle-même conduit une bataille justement contre ceux qui bombardent aujourd’hui la Libye sur les territoires où elle est basée. En revanche, dans le contexte libyen où elle est déjà opérationnelle, l’organisation a fait jonction avec le LIFG lequel n’a dans le même temps rien à perdre et au contraire tout à gagner du parapluie onusien et de la no-fly zone.
Ce qui n’entre par ailleurs nullement en contradiction avec l’alliance „de facto” entre AQMI et Kadhafi qui a pour objectif de regagner du terrain dans la zone du Sud libyen – y compris le Tchad qui sert au Guide de „porte” d’entrée en Afrique et lui assure ses approvisionnements – ciblée depuis des années par les Américains, les Anglais et les Français. Par contre, rien n’interdit après tout du point de vue d’al-Qaïda de combattre les États-Unis et l’OTAN dans la zone du ressort d’AQMI et dans le même temps de se battre aux côtés des insurgés contre Kadhafi.
Alors que la relation LIFG-al-Qaïda „central” semble être une réalité avérée, il convient de se demander jusqu’à quel point des personnages comme al-Hasadi resteront fidèles à leur „sain” patriotisme dans une Libye débarrassée de Kadhafi. Cheikh Ali al-Salabi, protagoniste de pointe de l’islam libyen et médiateur pour le compte de Seïf al-Islam Kadhafi avec le LIFG à l’époque du „programme de réconciliation”, déclarait le 11 mars à Reuters à partir du Qatar que les érudits et les groupes islamiques soutenaient le Conseil national de transition (CNT), appelait à la no-fly zone et affirmait que les „islamistes libyens ne croyaient pas à l’idéologie d’al-Qaïda, ne voulaient pas fonder un État islamique”. On ne sait pas s’il se référait ou non aux membres du LIFG. Ni dans quelle mesure la nouvelle stratégie d’al-Qaïda, l’organisation se trouvant tout compte fait en arrière-garde, sera couronnée de succès. Mais il est certain que le facteur temps joue en faveur de l’organisation. Dans les termes d’al-Hasadi lors de l’entretien cité plus haut: „Si la guerre devait durer longtemps, des extrémistes n’auront pas de mal à franchir nos frontières”. En outre, à en croire le rapport intitulé Libye: un avenir incertain du Centre international de recherche sur le terrorisme en collaboration avec le Centre français de recherche sur le renseignement du 31 mai, l’influence de jihadistes comme al-Hasadi sur le CNT n’a de fait rien de secondaire.
Nous en avons déjà la preuve dans les nébuleuses circonstances entourant la liquidation d’Abdel Fattah Younès, commandant des forces armées rebelles, puisque s’y avère l’activisme de la katiba (ou sariya) Abu Obayda Amir ben al-Jarrah, unité jihadiste qui s’était manifestée l’année 2007 en Irak avec différentes attaques contre l’armée américaine, puis de nouveau en 2009. Cette brigade pourrait avoir des liens – qui étaient très faciles à établir – justement avec Abdel Hakim al-Hasadi lequel déclarait avoir envoyé plusieurs jihadistes se battre en Irak et que ces derniers étaient revenus combattre à Ajdabiya (cf. supra); or, c’est précisément là que la brigade a enlevé le général Younès sur décision du gouvernement de transition (25 juillet) qui voulait poser quelques questions à celui-ci . Le convoi aurait rejoint Benghazi; les enquêteurs, eux, allaient bien décider de placer Younès en résidence surveillée. Mais si les combattants de la brigade le reprirent en charge, ce ne fut pas pour le ramener chez lui; ils le tuèrent et mirent le feu à sa dépouille. Durant les jours qui suivirent, la brigade se vit imputer l’entière responsabilité de l’assassinat du général Younès. En particulier dès lors que selon Moustapha Abdeljalil, président du CNT, son chef en personne avait été l’assassin. Fawzi Bukatif, commandant de la Brigade des Martyrs du 17 février devait certes expliquer que la katiba Abu Obayda Amir ben al-Jarrah ne faisait pas partie des „troupes régulières”, l’assertion traduisait déjà en soi une forte contradiction car il semble absurde d’avoir chargé des jihadistes armés (ne faisant pas partie des „troupes régulières”) de transférer un prisonnier aussi important à Benghazi pour lui faire son procès. Ali Tarhuni, ministre des Finances et du Pétrole du CNT, allait lui aussi déclarer que les assassins étaient des islamistes (ce qui est vrai), alors que Moussa Ibrahim, porte-parole du gouvernement désormais moribond de Kadhafi, les présentait comme qaïdistes (ce qui est à consulter la documentation actuellement disponible „presque” vrai).
Dans cette affaire, le gouvernement de Kadhafi joua sur les contradictions, bien réelles, de celui de Benghazi. Il convient ici de prendre en considération la version selon laquelle les Kadhafi auraient décidé de démasquer le double jeu de Younès, envoyant à Benghazi des preuves des rapports qu’entretenait le général avec Tripoli. Younès aurait donc été convoqué à Benghazi pour y apporter des explications. La brigade Abu Obayda Amir ben al-Jarrah, de son côté, allait faire justice „avec ses propres méthodes”. La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure le gouvernement de Benghazi approuvait, lui, lesdites méthodes. Probablement pas, même si on est fondé à continuer de se demander pourquoi avoir chargé la brigade d’une tâche aussi délicate si le CNT voulait garder Younès vivant.
C’est dans ce contexte qu’intervient l’entretien accordé par Seïf al-Islam au New York Times le 4 août dernier et récusé deux jours plus tard par différents représentants du gouvernement de Tripoli, mais surtout démenti par les faits puisque la victoire des insurgés apparaît désormais à peu près assurée. Le fils préféré de Mouammar Kadhafi y préconisait un rapprochement avec les „islamistes”, une perspective qui était déjà venue à l’esprit de son père au début du conflit (cf. supra). Fait intéressant dans ce contexte d’une histoire „improbable” et „avortée”, Seïf al-Islam se réfère à al-Salabi, le religieux aujourd’hui choyé par les Qataris, qu’il avait lui-même chargé en son temps de parler avec les leaders du LIFG dans le cadre du „programme de réconciliation” (cf. supra). En somme, le „visage démocrate libéral” et „pro-occidental” de Tripoli faisait de l’œil à al-Salabi et surtout à tous ces membres du LIFG dont il se disait l’”ami”, ayant eu affaire à eux pendant des années. Si l’hypothèse d’une alliance entre „kadhafistes” et „jihadistes” apparaît désormais irréalisable, la présence d’acteurs bien identifiés et influents issus de la galaxie jihadiste ou liés à celle-ci est un fait avéré. À voir comment la Libye de demain fera avec cette réalité.
PS Attiyatallah Abdel Rahman a été liquidé le 22 août par drone au Waziristan.
Abdel Hakim Belhaj est aujourd’hui gouverneur militaire de Tripoli. Les islamistes sont forts d’une expérience militaire que les révolutionnaires n’ont généralement pas. Après avoir rallié l’insurrection et le camp de l’Occident, Belhaj et ses hommes allaient rejoindre le maquis du Djebel Nefousa et participer en première ligne à la prise de Tripoli.
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