«Pour tenter d’y voir plus clair, il faut remonter aux origines de l’Afghanistan, ou plus exactement au tracé de ses frontières à la fin du XIXe siècle qui, jusqu’à la dernière décennie, ont eu plus de réalité que l’État lui-même. Si les Afghans se targuaient, avant 1979 et l’invasion soviétique, de ne jamais avoir été sous la domination de puissances étrangères, ce furent pourrant celles-ci, en occurrence l’Angleterre et la Russie, qui décidèrent du tracé des frontières d’un territoire aux tribus diverses, dénommé par la suite Afghanistan. Cette opération résultait de décisions géostratégiques d’envergure planétaire: à la fin du XIXe siècle, la montée en puissance de l’Allemagne incita l’Empire russe et l’Empire britannique à mettre fin à leur antagonisme en Asie et notamment à cesser s’affronter, par tribus interposés, pour le contrôle d’un carrefour stratégique qui paraissait essentiel: l’Afghanistan. Cette représentation s’appuyait d’abord sur l’histoire de l’Antiquité – les conquêtes d’Alexandre le Grand qui, venant de Perse et descendants des hauts plateaux d’Afghanistan, atteignit l’Indus par la fameuse passe de Khaïber et sur l’histoire moins ancienne – les successives conquêtes de l’Inde par les musulmans, puis des Moghols au XVIe siècle, les uns et les autres empruntant la même passe de Khaïber, la vallée du fleuve Kaboul, affluent de l’Indus. Cet itinéraire était aussi celui des voyageurs chinois, qu’ils soient marchands ou pèlerins bouddhistes, vers les lieux saints de la vallée du Gange. Car l’Afghanistan était également un carrefour entre l’Inde et la Chine, du fait que ses plus hautes chaînes, celles de Hindou Kouch qui prolongent vers l’Himalaya, sont assez aisément franchissables (situées dans la zone aride, horde d’atteinte de la mousson, elles sont peu enneigées). Aux yeux des Britanniques et des Russes, l’Afghanistan apparaissait donc comme un carrefour capital de l’Asie. S’ajoutait à cela que les premiers avaient du fil à retordre sur leur fameuse frontière du Nord-Ouest avec les tribus pachtou, le groupe dominant de l’Afghanistan, qui descendaient des montagnes de l’Afghanistan vers la plaine de l’Indus. Et certaines expéditions punitives que l’armée des Indes avait lancées vers Kaboul s’étaient soldées, à nouveau dans la passe de Khaïber, par de mémorables défaites dont les guerriers de pachtou se rengorgent encore. Quant aux Russes, qui avaient atteint vers la fin du siècle dernier la vallée de l’Amou Daria, au nord de Hindou Kouch, ils avaient eux aussi maille à partir avec les tribus montagnardes, tout en profitant de leurs raids pour faire avancer davantage les Cosaques vers le sud. Au travers des rivalités traditionnelles entre grandes tribus afghanes, officiers russes et britanniques s’efforçaient concurremment d’éteindre leurs zones d’influence respectives. C’est pour mettre un terme à ces rivalités sur le terrain, qui entretenaient l’antagonisme de deux empires, que – devant la menace allemande en Europe – les gouvernements de Londres et de Saint Pétersbourg décidèrent de neutraliser ce carrefour qu’était l’Afghanistan, en commençant par délimiter des frontières que Russes et Britanniques respecteraient mutuellement. Mais pour qu’il y ait frontière, il fallait aussi qu’il y ait État. C’est pourquoi il fut convenu de soutenir, dans le territoire ainsi délimité, une des grandes tribus de manière à constituer le support d’une sorte de royaume. Les frontières de cet État tampon furent dénommées ligne Durand, du nom de l’officier britannique qui les délimita en 1893. Il prit soin, malgré les objections du roi d’Afghanistan, de prolonger cette frontière vers l’est par une sorte de pédoncule, le Wakhan, qui s’étend jusqu’à la Chine à travers le massif du Pamir, de façon à bien séparer l’Empire russe de l’empire des Indes. Vers le sud-est, la « ligne Durand » incluait en Afghanistan la passe de Khaïber, mais plaçait hors d’Afghanistan de nombreuses tribus pachtou, chargées, moyennant subsides versés par les Britanniques, de garder cette difficile frontière (une astucieuse façon de neutraliser ces populations belliqueuses). Ainsi délimité, l’Afghanistan devait rester à l’écart des influences extérieures et les Britanniques y veillèrent attentivement jusqu’à l’indépendance de l’Inde en 1947».
Yves Lacoste, in Dictionnaire de Géopolitique, Flammarion, Paris, 1995, p. 52-53.
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