Conf. univ. dr. Radu SĂGEATĂ
„Le Moyen Orient subit une longue éclipse géopolitique entre la fin du Moyen Age et le XIXe siècle. La fin de l’Empire mongol au début du XIVe siècle, succédant à la disparition du califat au milieu du siècle précédent, rompit l’espace unitaire qui favorisait les routes commerciales terrestres. L’Empire ottoman se borna au XVIe siècle à unifier la façade méditerranéenne, tandis que l’état de guerre quasi permanent avec l’Iran, en bloquant le passage vers l’est, finit par détourner l’ensemble du grand commerce d’Orient vers l’océans. La région émergea au XIXe siècle dans un premier temps comme un écueil sur la route des Indes dont il suffisait de contrôler les abords. L’émergence de l’Égypte comme une puissance, du temps de Méhémet-Ali, puis comme un enjeu colonial, amena la Grande-Bretagne à s’installer à Aden (1839), tandis qu’elle se contentait de faire la police dans le Golfe Arabo-Persique. Avec la descente de la Russie dans le Caucase et dans la Caspienne et ses coups de boutoir contre la Perse (1828) et contre l’Empire ottoman (1828, puis 1855 et 1877), le Moyen-Orient commença à jouer également le rôle d’un glacis séparant les deux grandes puissances engagées dans la conquête de l’Asie: la Grande-Bretagne et la Russie. A ces rôles passifs convenait la répartition du territoire entre deux empires plus ou moins décrépis, l’ottoman et le persan, de part et d’autre d’une seule frontière, la plus ancienne de la région, fixée pour l’essentiel depuis 1639 et allant du Mont Ararat su Golfe Arabo-Persique. Deux nouveaux éléments, qui firent leur apparition à partir des années 1870, transformèrent progressivement le Moyen-Orient en un terrain de plus en plus actif de la politique internationale: la pénétration de l’Allemagne qui, profitant précisément de ce vide géopolitique, chercha à s’enfoncer dans l’espace interstitiel des impérialismes russe et britannique, et la prospection pétrolière. Il fallut toutefois attendre le début du XXe siècle pour que l’alliance anglo-franco-russe en vue de la Première Guerre mondiale et l’inféodation du pouvoir jeune-turc à l’Allemagne finissent apparaître la nécessité de tracer des zones d’influence. D’autant que c’est à la veille de la guerre que le pétrole, exploité depuis 1908 en Iran, devint une matière stratégique. Le premier accord de partage dans la région fut la convention anglo-russe de 1907 qui institua des zones d’influence russes dans le nord (de l’Azerbaïdjan au Khorāsān) et britanniques au sud (Sistan et Baloutchistan). De même, par deux accords anglo-ottomans en 1913 et en 1914, les Britanniques se réservèrent le Koweït et l’est de la Péninsule Arabique. Les multiples accords et traits secrets signés pendant la Première Guerre mondiale eurent le plus souvent des objectifs à court terme; ils étaient destinés à apaiser les craintes ou à soutenir l’effort de guerre d’un allié, où les Britanniques multipliaient les promesses car ils entendaient demeurer maîtres du terrain selon le principe du beati possidentes. Il reste que la carte actuelle du Moyen-Orient fut trace sur la base de ces accords. L’intérêt britannique pour une révolte arabe contre l’Empire ottoman, joint à la vision par le «Bureau arabe» du Caire d’un califat arabe sous contrôle anglais, conduisit à la promesse faite au chérif Husayn de La Mecque – contre l’avis de l’administration des Indes qui préférait ‘Abd al-‘Azīz III ibn Sa’ūd – d’un royaume comprenait toutes les terres arabes à l’est de Suez. Les protestations de la France conduisirent aux subtilités des accords Sykes-Picot distinguant les zones A, dites de contrôle – comprenant pour la France la zone côtière de la Cilicie, de la Syrie et du Liban et pour la Grande-Bretagne la basse Mésopotamie -, et les zones B, dites d’influence, accords qui permirent de ménager le chérif et la France. Quand cette dernière chercha des compensations au sud de l’Anatolie, les revendications italiennes, confirmées par les accords de Saint-Jean-de-Mauritienne en 1917, furent chargées de la contenir, comme un an plus tard il échut aux Grecs d’arrêter les visées italiennes à l’ouest de l’Anatolie. Enfin, les revendications françaises d’une grande Syrie allant jusqu’à Gaza et la question des Lieux Saints, pour lesquels les Britanniques – puissance anglicane – n’avaient pas de revendications possibles, donnèrent naissance à la déclaration Balfour préconisant la constitution d’un foyer juif; déclaration qui fut le résultat bien plus de la volonté britannique de contrôler le Croissant fertile que des pressions des organisations sionistes”.
Stéphane Yerasimos, Moyen-Orient1
Cercetător ştiinţific, Institutul de Geografie al Academiei Române
1 în Dictionnaire de Géopolitique, coord. Yves Lacoste, Flammarion, Paris, 1995, p. 1053-1054.
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