Comme d’autres formations d’opposition traditionnelles, les dirigeants Frères musulmans s’étaient apparemment montrés réticents à participer aux manifestations prévues le 25 janvier 2011, tout en laissant aux „jeunes” le choix de les rejoindre . Mais en tenant compte du succès des premières manifestations, d’une part, et de la répression consécutive de l’autre, la direction de la confrérie allait changer rapidement d’avis et mettre, progressivement et résolument, tout les moyens de l’organisation et sa logistique au service de la révolte populaire. Deux facteurs semblent avoir en l’occurrence particulièrement compté. L’arrestation de sept membres du Bureau de Guidance, soit presque la moitié du cercle dirigeant par la Sécurité d’État le 27 janvier; et la riposte sécuritaire contre les manifestants le lendemain „Vendredi de la colère” enclenchant elle-même une répression tous azimuts.
Si manquent beaucoup d’éléments pour apprécier la suite des événements quant à la participation des Frères, trois faits sont passablement avérés:
– la mobilisation des (jeunes) Frères sur la place Tahrir la journée du 2 février a été décisive, car avec une „défaite” des révolutionnaires le mouvement était au moins provisoirement mort-né.
– même si les médias ont surtout couvert les événements du Caire, il reste vrai que les Frères ont joué un rôle de premier plan dans de nombreuses villes de province où ces derniers sont bien implantés et organisés au niveau local (comme à Alexandrie, bastion de la Confrérie et des salafistes). Avec une présence notable de (jeunes) responsables et militants dans les différentes „coalitions” et comités de coordination.
Il est certes difficile d’évaluer l’apport concret des Frères à la „révolution”, et cela tient pour l’essentiel à leur discrétion sur le terrain où ils ne se sont distingués en rien: pas de banderoles ni de slogans ou autres mots d’ordre particuliers. Consigne avait été donnée et elle fut scrupuleusement respectée de se mouvoir en tant qu’Égyptiens, entre concitoyens. Ce qui ne saurait d’ailleurs pas être interprété comme de la dissimulation, même s’il y a pu avoir là au début une forme de protection préventive contre des frappes ciblées des forces de sécurité. Au contraire, c’était affaire de réalisme dans la mesure où une trop grande visibilité des Frères aurait probablement permis au régime de discréditer la révolte; de même qu’elle pouvait dissuader une partie de l’opposition laïque de se joindre à la contestation; et puis elle était de nature à alimenter des craintes occidentales quant à l’avènement d’une „révolution islamique” en Égypte. Que ce soit pendant les jours précédant la démission de Moubarak ou après la chute du raïs, les Frères n’ont pas avancé de revendication particulière. Une insistance sur le „consensus des révolutionnaires” qui apparaît donc comme une des principales caractéristiques de la mobilisation de la Confrérie en janvier-février et qui deviendra une source essentielle de son incontestable légitimité révolutionnaire au sein de débats post-révolution beaucoup moins consensuels.
Si les Frères n’ont en aucune manière voulu occuper une fonction dominante sur le terrain, encore moins y a-t-il eu chez eux une quelconque prétention à jouer un rôle dominant après coup. Pourtant, la question de leur rôle, de leur poids et de leurs positions dans l’Égypte à venir allait faire l’objet de débats médiatisés et médiatiques, d’ailleurs appréhendés par la Confrérie comme une véritable campagne politique et médiatique à leur encontre. Premier temps fort: une présence sensiblement supérieure des Frères sur la place Tahrir, lors du „Vendredi (18 février) de la victoire” et un prêche traditionnel prononcé par le cheikh Yûsuf al-Qaradâwî, très connu dans le monde arabe pour son émission religieuse hebdomadaire sur Al-Jazeera et qui avait plusieurs fois appelé sur la chaîne à la poursuite du mouvement auquel il conférait par là une légitimité doctrinale tout en réfutant dans le même temps les arguments avancés par les autorités religieuses (salafistes) d’Arabie saoudite et en Égypte pour le délégitimer; justement, invité par les organisateurs de la place Tahrir en raison de son soutien public et bien que s’adressant à „tous les Égyptiens, musulmans et coptes”, son intervention a été interprétée par plus d’un journaliste comme une tentative de mainmise sur la „révolution” du fait de la Confrérie. Ancien Frère et une des autorités intellectuelles majeures de la période, al-Qaradâwî fournissait ainsi malgré lui le prétexte à une argumentation récurrente: les Frères qui n’avaient pas déclenché la „révolution” étaient en train de s’en emparer après coup ou de lui „voler” son succès. Les dirigeants Frères, au début irrités par ces accusations et par ces soupçons, n’en allaient pas moins comprendre que leur „légitimité révolutionnaire” nouvelle resterait sujet à caution dans l’Égypte plurielle post-Moubarak et que des contraintes d’une type nouveau commençaient à se dessiner pour eux dans le cadre de liberté inouïe qu’ils avaient contribué à faire émerger.
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