Le 15 mars 2011 n’a pas été une «journée de la colère», comme cela fut le cas dans d’autres pays de la région durant les mois du Second réveil arabe. La journée de manifestations à laquelle il avait été appelé ici aussi par tam-tam Internet avait pour les Palestiniens un autre calibre: unité, fin des divisions, réconciliation. En d’autres termes: la reconstruction de la maison Palestine. Cette journée avait été organisée par les garçons palestiniens, ni plus ni moins que celles du Caire, de Tunis, de Manama. C’est eux, des jeunes entre 20 et 25 ans qui ont rédigé document sur document, tous focalisés non seulement sur l’exigence de mettre fin aux divisions (comme celle entre Fatah et Hamas), mais partant avant tout du concept d’une identité palestinienne nullement limitée à la Cisjordanie, à Gaza et à Jérusalem.
Les garçons qui ont participé aux manifestations du 15 mars, à Ramallah et à Gaza, n’étaient pas nombreux. Place de Manara, à Ramallah, ils remplissent cependant le cœur de la cité cisjordanienne. Mais autour d’eux il y a de nouveaux drapeaux brandis par les jeunes du Fatah parce qu’au début c’est tant le parti qui fut celui de Yasser Arafat que l’Autorité nationale palestinienne (ANP) qui ont tenté d’enfourcher le destrier de la protestation de la jeunesse pour éviter de subir de trop lourdes pressions. À Gaza, le Hamas aussi était embarrassé à Gaza; le fait que la manifestation à laquelle participe le militant Vittorio Arrigoni, depuis assassiné par ses ravisseurs extrémistes dans la bande, ait été arithmétiquement beaucoup plus consistante montre que les garçons y appartiennent dans leur totalité à ces générations arabes qui allumé la mèche des révolutions. Et ils utilisent du reste le slogan emprunté de toutes les autres rues arabes: al-sha’b yurid, le peuple exige. Non pas la «chute du régime», mais bien la «fin des divisions». Le peuple exige, cela veut dire qu’il prétend redevenir source de légitimité du pouvoir; une revendication que les factions palestiniennes sont obligées d’entendre.
La réaction du point de vue du mouvement islamiste palestinien sera immédiate. Le Premier ministre du gouvernement de facto en place invite le même jour en direct à la télévision Mahmoud Abbas à Gaza: «J’invite le président, frère Abou Mazen, et le Fatah à nous rencontrer tout de suite ici à Gaza, ou à n’importe quel endroit, pour lancer un dialogue et parvenir à la réconciliation». Un ballon d’essai (en français dans le texte, ndlr) qui montre bien que la sortie à découvert des garçons palestiniens a joué un rôle important dans l’accord paraphé solennellement au Caire le 4 mai 2011 entre le Fatah, le Hamas et toutes les autres factions palestiniennes.
Tant le Hamas que le Fatah ont craint le 15 mars d’être emportés par un vague de révolte en Cisjordanie et à Gaza, même si les chiffres n’avaient certainement rien de commun avec ce qui s’était passé en Tunisie et en Égypte. Les deux organisations politiques des Palestiniens étaient de fait pleinement conscientes du déficit de consensus dont elles souffraient à partir du coup de main du Hamas à Gaza en juin 2007 portant leur affrontement à l’incandescence et cristallisant la division entre deux entités politico-institutionnelles. La réconciliation, donc, a été le fruit du Second réveil arabe.
Mais c’est surtout le Hamas qui a subi l’impact de la révolution et dans un même temps, avec le pragmatisme qui caractérise depuis toujours le mouvement dans son histoire, compris la nécessité d’ajuster considérablement sa ligne politique. Né et grandi au sein de la société palestinienne, le Hamas n’a cessé d’être sensible aux réactions de la «rue» à ses stratégies politiques. Il est donc fort probable qu’il ait enregistré et réélaboré d’un point de vue politique par le biais de ses multiples antennes aussi bien à Gaza et en Cisjordanie que dans le monde des réfugiés, ou encore à l’intérieur des pays impliqués dans le conflit israélo-palestinien, les réactions durant les premiers mois de la révolution arabe. Au sein de la société palestinienne, la fatigue, la frustration et la désaffection sont depuis longtemps patentes. Le Second réveil arabe n’a fait que donner l’impulsion nécessaire à une revendication qui, de n’être pas exaucée, aurait pu exploser d’une autre façon, que ce soit sous la forme d’une nouvelle intifada contre les Israéliens ou en tant que soulèvement contre les élites au pouvoir en Cisjordanie et à Gaza.
Le fait le plus intéressant concernant ces pressions exercées par les garçons palestiniens touche justement au territoire contrôlé (même partiellement, compte tenu d’une occupation israélienne étau) par l’ANP. Les revendications du «15-Mars», de fait, ne se limitaient pas à la seule réconciliation au sens strict, mais appréhendaient l’identité palestinienne même, laquelle redevient une identité globale, sans limites. Une identité qui comprend les Palestiniens d’Israël, ceux des camps de réfugiés à l’extérieur de la Cisjordanie et de Gaza, ceux de la diaspora, au point qu’ait été réclamée – point du reste ancré dans l’accord du 4 mai – la convocation à de nouvelles élections du Conseil législatif palestinien, le Parlement de l’OLP. Au moment où le Hamas accepte en substance une Palestine dans les frontières de 1967, les garçons du 15 mars exigent une réflexion sur la représentation politique des Palestiniens hors les frontières incertaines de l’ANP, de la Cisjordanie et de Gaza. Une revendication qui n’a rien de simple.
 côté de la dimension interne, il faut considérer avec une égale attention le rôle des bouleversements régionaux, lesquels ont «contraint» le Hamas à réviser la tactique qui lui est propre vis-à-vis du conflit israélo-palestinien, tout comme sa propre organisation. Les Palestiniens n’ont pas été seuls à appeler à une «journée» de manifestations le 15 mars. Les Syriens avaient choisi le même jour, initiant par là une révolte bien plus lourde, bien plus complexe. Et une Syrie instable ne pouvait pas ne pas ébranler la direction du Hamas, abritée à Damas depuis plus d’une décennie. Fidèle à un choix stratégique adopté avant même que le mouvement ait été fondé, le Hamas n’a jamais voulu interférer dans les affaires internes des pays avec lesquels il entretenait des rapports. Contrairement à la ligne suivie par le Fatah – et d’autres factions – qui a connu son apogée dans la guerre civile libanaise et l’expulsion de Beyrouth par l’armée israélienne. Il n’est pas jusqu’à la longue saison d’actes de terrorisme signés Hamas qui ne se soit confinée à l’intérieur du territoire israélien. Donc, même dans le cas de la révolte syrienne, le Hamas a adopté une position initialement neutre, et ce bien que dans ce pays le mouvement national des Frères musulmans soit frappé d’illégalité et qu’il y ait subi une répression extrêmement dure. La Syrie ayant eu pour sa part toute sa place dans le processus de réconciliation qui allait conduire à l’accord du 4 mai.
Mais en même temps l’embarras du Hamas à l’égard du régime de Bachar al-Assad commence à se faire de plus en plus manifeste, comme en attestent les prises de position toujours plus fréquentes en faveur d’une délocalisation du quartier général du bureau politique dans d’autres pays. Parmi les hypothèses les plus accréditées, il y a celle d’une segmentation en trois de la direction à l’étranger entre Le Caire, Doha et Ankara. Abstraction faite d’une délocalisation du bureau politique, ce qui est le plus intéressant demeure la position du Hamas quant aux révolutions. Malgré la gestion autoritaire à Gaza où les forces de sécurité du gouvernement d’Ismaïl Haniyeh ont à plusieurs reprises interdit toutes les manifestations de l’opposition et de désaccord, le Hamas a immédiatement reconnu la puissance des révolutions arabes. Comme par exemple Moussa Abou Marzouk qui voit dans le mouvement des jeunes Palestiniens du 15-Mars aussi bien que dans la révolution égyptienne des causes de la réconciliation palestinienne. Le numéro deux du bureau politique de l’Harakat al Muqawwama al Islamiyya allant encore plus loin avec une analyse parue dans le Guardian du 24 mai puisque l’islam politique serait une des composantes des révolutions arabes: «Le souffle de l’histoire et du changement pacifique qui est en train d’ébranler le Moyen-Orient atteindra, tôt ou tard, les rives de l’Occident», écrit Abou Marzouk, «Et ses gouvernements ne pourront plus marginaliser, discréditer ou ignorer les mouvements islamistes, populaires et démocratiques de la région. Y compris le Hamas». Khaled Mechaal lui-même est allé rencontrer les différents organismes qui s’étaient formés pour représenter la «jeunesse révolutionnaire» égyptienne après les 18 jours de révolution de la place Tahrir. Reconnaissant par là aux garçons un rôle d’acteurs nouveaux dans le panorama politique de la région.
Le Hamas semble donc avoir bien évalué le poids de la tempête révolutionnaire en cours dans tout le Moyen-Orient. Jusqu’à l’accord de réconciliation organisé pour l’essentiel sur entremise du groupe des personnalités palestiniennes indépendantes qui font depuis des années une navette aussi fondamentale que discrète entre les deux protagonistes Fatah et Hamas est une reconnaissance claire des mutations à l’œuvre. Et dans l’immédiat également d’une faiblesse singulière du Hamas. Le mouvement radical se voit d’une part soumis aux pressions de plus en plus dures des jeunes et leurs revendications à Gaza. Car c’est lui l’autorité en vigueur dans la bande: il y détient le pouvoir et contrôle ce territoire, même soumis à un embargo. Mais l’organisation est aussi coincée entre Damas et Le Caire du fait des bouleversements subis par les régimes syrien et égyptien. Si l’instabilité en Syrie fait peser une menace sur le rapport même de patronage entre le régime de Bachar al-Assad et le Hamas, la chute de Hosni Moubarak a induit un tournant à 180 degrés du rôle de l’Égypte dans le conflit israélo-palestinien. Bien que la bande continue à représenter un problème considérable à la frontière du Sinaï, l’Égypte porte un autre regard sur Gaza. Mais elle porte également un autre regard sur les Palestiniens en général, comme en a déjà attesté le rôle somme toute neutre assumé par l’ex-ministre des Affaires étrangères Nabil al-Arabi (désormais secrétaire général de la Ligue arabe), d’une part, très différent des positions écrasantes focalisées sur le Fatah et sur l’ANP d’Omar Souleiman, ancien chef des services de sécurité du régime Moubarak, pendant des années deus ex machina de l’échec des Palestiniens à se réconcilier et qui était très proche des desiderata israéliens, de l’autre.
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