Interview avec dr. MOHAMMED SAEED AL-SHAKARCHI,
Ambassadeur Extraordinaire et Plénipotentiaire
de la République d’Irak a Bucharest
Excellence, Monsieur l’Ambassadeur,
Notre monde est basé – la plupart du temps – sur des clichés, des stéréotypes et des schémas civilisationnels. Dans cet espace, il y a plusieurs religions, peuples et cultures qui se chevauchent, mais qui ont connu des développements totalement différents par rapport aux modèles de base: l’arabisme et l’Islam. Et je parle ici des influences indo-européennes, persanes et celles de nature religieuse, autres que les islamiques. Nous ne pouvons pas dire que nous avons assisté à une coexistence pacifique, mais nous pouvons dire que l’élément commun était celui de la religion. Nous assistons actuellement à des tendances contradictoires des différentes branches de l’Islam, qui ont généré – ces dernières années – des développements conflictuels complexes. Comment sont-ils perçus par votre pays?
Effectivement, je pense que notre monde est très complexe, tant au niveau des aires culturelles très diversifiées, qui font sa richesse, qu’au niveau des intérêts politiques et économiques qui l’ont façonné, souvent dans un contexte de conflit et même de déchirement. C’est en fait le résultat de tout un processus qu’a connu notre histoire moderne; L’Angleterre et la France, puis l’Europe de l’Ouest en général, ont fini par propager, à différents degrés, leur modèle de société (Etat-Nation, société ouverte et mode de production) dans notre monde. Ce fut d’abord par la compétition et les guerres coloniales qui s’en suivirent entre Etats occidentaux (et colonisation des pays tiers), puis par la diffusion, d’une façon ou d’une autre, de leur nouveau modèle socio-politique et économique que je viens de mentionner. Dans l’espace et dans le temps, les réactions au sein des peuples du monde étaient variables, d’un pays à l’autre, mais aussi au sein d’un seul peuple; elles allaient du rejet pur et simple à l’acceptation et même l’admiration. Inutile de dire combien cette expérience historique était dramatique pour les pays anciennement colonisés! Le réveil de ces pays et l’obtention de leur indépendance n’ont souvent pas effacé cet aspect dramatique et n’ont pas permis un réel changement préparant l’accès au développement tangible et cohérent que partiellement et tardivement, un échec qui a donné le terme de Tiers-Monde, devenu trop vague et tombé depuis en désuétude.
Dans ce contexte, l’espace arabe et musulman a connu des indépendances particulièrement complexes et dramatiques; certes, la religion y a joué le rôle d’un facteur majeur d’affrontement (résistance), mais le plus important, à ce niveau, c’était la disparition de la Palestine en tant qu’entité étatique, avec son lot des masses de réfugiés dans les pays arabes et sur leur propre terre. Cette dramatisation a produit une grave blessure dans la conscience, donnant un grand sentiment d’injustice de l’ordre établi par “cet Occident-là” et donc le rejet de l’Occident et même des tendances extrémistes face à l’ordre établi. Avec le lègue culturel des longs siècles de despotisme, ce rejet de l’Occident fut l’une de grandes raisons de l’échec de “l’Etat moderne” dans les grands pays arabes, où la multiplication des coups d’Etat et l’établissement des régimes militaires ont empêché toute évolution vers une forme de démocratie, que réclamaient les peuples et surtout leurs élites.
Ce rejet de l’Occident continue d’empêcher beaucoup de ses adeptes de remarquer que l’Occident n’est pas un bloc stagnant et que l’évolution des sociétés américaines et européennes de l’Ouest avait vécu de grandes transformations depuis le début du XXe siècle, lorsque la politique coloniale était plus ou moins tolérée ou acceptée par la minorité des peuples occidentaux, jusqu’à la fin du même siècle, où les pays occidentaux vivent leurs Etats postmodernes. De même, ils n’évoquent la mondialisation que très négativement, alors qu’elle permet une information et un contact “en temps réel” entre les peuples du monde entier, devenu “un petit village”. Et il continue d’évoluer…
Actuellement, les peuples de cet espace arabe et musulman aspirent tout naturellement à avoir leur vie, digne de ce nom, dans un Etat de droit et de démocratie. Beaucoup d’entre eux ont réellement conscience de la nécessité d’en finir avec les tendances extrémistes qui constituent, à mon sens, un réel produit de la tragédie historique, déjà expliquée, conjuguée à leur héritage d’Etat despotique. Car, durant notre histoire, cet Etat a produit des courants extrémistes pour contrer un pouvoir oppresseur et l’écart inacceptable entre riches et pauvres, mais il s’agissait d’un phénomène exceptionnel ou éphémère, qui n’a pas tardé à disparaître de la scène politique.
Cependant, pour en finir avec l’extrémisme ambiant de nos jours, je pense qu’il faut achever le règlement définitif du conflit arabo-israélien par la création d’un Etat palestinien crédible. Quant à la contradiction entre les branches de l’Islam, elle constitue un phénomène normal et même bénéfique pour la richesse intellectuelle et pour la consécration, avec le temps, du développement interne. Dans le contexte actuel de la mondialisation, ce processus interne finira, j’en suis quasiment sûr, par faire entrer ces pays dans un processus de démocratisation avec des colorations spécifiques à chaque pays. L’Irak, avec certains autres pays arabes, est à l’avant-garde de ce développement et voudrait établir des relations équilibrées, basées sur la coopération et l’amitié avec les autres pays.
Excellence,
Comment perçoit-il l’Irak les développements iraniens et saoudiens dans la région? Mais les influences américaines, européennes et israéliennes? Est-ce qu’il y a des raisons de s’inquiéter?
L’Irak adopte une politique d’indépendance et de non-ingérence entre les Etats. L’évolution de la politique iranienne reflète les propres objectives politiques adoptés par l’Iran. Ainsi, tout en encourageant une politique de coopération et d’amitié avec ce pays, nous n’acceptons pas une ingérence de sa part dans nos propres affaires.
La montée de l’Arabie Saoudite dans la région depuis les années ’80-’90 constitue une conséquence normale de l’échec des pays leaders de la région dans leurs expériences dites révolutionnaires, depuis les années ’50. Avec la création du Conseil des Pays du Golfe, l’Arabie Saoudite a consacré son leadership au sein des pays du Golfe et agrandit, pour ainsi dire, son influence dans la région du Moyen Orient. C’est un pays arabe frère avec lequel nous voudrions entretenir d’excellentes relations et nous pensons pouvoir y arriver, malgré certaines incompréhensions et séquelles de la politique guerrière et agressive menée par Saddam Hussein.
Les Etats-Unis, quant à eux, ont une influence majeure dans le monde entier. En Irak, nous les considérons comme un pays ami, qui nous a aidés à nous débarrasser de l’ancien régime sanguinaire et avec lequel nous avons signé et appliqué des accords de retrait des troupes et de coopération stratégique. L’état actuel de ces relations est très encourageant et nous permet d’envisager des perspectives stratégiques très positives.
L’Europe, et plus précisément l’Union Européenne, est une puissance amie et nous possédons d’excellentes relations avec les pays membres, tant au niveau politique et économique que culturel. L’accord de partenariat et de coopération, signe le 11 avril dernier, témoigne de cette réalité.
Quant à Israël, il est très tôt de parler d’influence tant que le règlement pacifique n’est pas encore consacré par la signature d’un accord permettant la création d’un Etat palestinien crédible.
L’inquiétude vient seulement du fait que la société israélienne connaisse, depuis quelques années, une radicalisation reflétée par l’arrivée de Benyamin Netanyahu au pouvoir, mais qui continuait de s’affirmer ces dernières années. Nous espérons que les pressions internationales, américaine et européenne surtout, finiront par l’adoption d’une solution acceptable par les deux parties et par la communauté internationale.
Votre Excellence,
Est-ce que les relations entre chiites et sunnites pourraient conduire à un conflit religieux et à une fragmentation de la religion islamique?
Non, nous ne pensons pas d’abord qu’il y a un réel conflit, usant de la violence, entre chiites et sunnites. L’étude de l’histoire musulmane nous montre que ce genre de conflit était surtout le fruit des guerres politiques où les belligérants ont levé les bannières de telle ou telle confession. Ce fut exactement le cas des croisades, qui n’étaient pas une guerre des Chrétiens contre les Musulmans, mais plutôt le fait de certains princes. Aujourd’hui encore, ces bannières sont malheureusement utilisables dans certains pays, arabes par exemple, mais les peuples n’y sont forcément concernés. Ainsi et malgré certaines tendances politiques ici et là, les peuples de la région ne sont pas engagés, d’eux-mêmes, dans de tels conflits au nom de leurs différences de confession ou de religion. Rappelons ici que la statue de Buda était dressée de longs siècles en Afghanistan et n’a été détruite que par des groupes terroristes aux objectifs politiques plus que suspects.
Monsieur l’Ambassadeur,
L’organisation des Etats arabes au milieu du XXe siècle a-t-elle eu un impact positif ou négatif sur les peuples de la région et au-delà? Certains conflits – en particulier dans la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe siècle ont eu un impact négatif majeur sur les peuples de cette région. Comment est-elle perçue l’influence occidentale dans les Etats du Moyen-Orient et la région du Golfe Persique? Sans doute, l’organisation des Etats arabes n’a pas réalisé tous ses objectifs et a même connu certains échecs, mais elle constituait néanmoins un pont, ou un moyen de communication, entre les Etats arabes et, dans le contexte du ”printemps arabe”, elle devrait graduellement jouer d’un vrai rôle de rapprochement réel entre les peuples arabes et leurs Etats.
Estimez-vous comme nécessaire une révision des frontières nationales selon les minorités ethniques et confessionnelles et une fragmentation des Etats existants ou bien le développement de stratégies d’unification pour des raisons religieuses, ethniques et linguistiques?
Non, je ne pense pas qu’une révision des frontières soit nécessaire ou même souhaitée. Mais ce qui reste à faire c’est plutôt le développement stratégique d’unification nationale, sous-entendue d’une façon cohérente et positive pour le peuple de chaque Etat. La démocratisation des pays arabes, déjà évoquée, avec son signe précurseur, ”le printemps arabe”, constitue, à mon avis, une solution idéale pour fonder des Etats arabes forts avec leurs peuples et non à leur dépens! Cependant, il s’agit d’un processus interne que chaque pays peut, ou non, s’y engager à son rythme. Mais il est sûr que ce processus est susceptible de créer les conditions nécessaires au réveil des nations concernées et à l’évolution vers des Etats plus capables d’emprunter la voie d’une vraie coopération entre eux et d’ouvrir graduellement leurs frontières, à l’instar de l’Europe, pour résumer.
Excellence,
Les ressources énergétiques ont un rôle important dans cette période de développement de la civilisation humaine. L’Irak – comme beaucoup d’Etats du Moyen-Orient et de la région du Golfe Arabe – dispose de ressources énergétiques qui ont attiré d’importants investissements de l’Ouest. Malheureusement, les temps de conflit et de post-conflit ont beaucoup assoupli le rôle de l’Irak dans le plan géostratégique et géopolitique régional. A votre avis, comment va réagir Bagdad pour contrer les tendances régionales de l’Arabie saoudite et de l’Iran, d’une part, et les stratégies occidentales, de l’autre?
Je pense que Bagdad suit une vraie politique d’énergie et il est en train d’adopter un plan géostratégique tirant intérêt de ses atouts internes et au sein de la région. Dans ce contexte, nous ne craignons pas des tendances régionales de l’Arabie Saoudite ou de l’Iran, ni les autres stratégies, car nous ferons plutôt avec, de façon positive, basée sur la coopération et/ou sur la compétition loyale.
Votre Excellence,
Si vous demandez à des experts en provenance des pays arabes quel est l’état qui a un impact énorme pour mettre fin au conflit en Afghanistan, dans la résolution du conflit en Syrie et sur la complexité du problème iranien, on vous dira que vous trouverez la solution à Bagdad. Eclairez-moi, s’il vous plaît: pourquoi Bagdad et non Washington, Moscou ou Bruxelles? De quelles solutions concrètes s’agit-il?
Nous comprenons cette question dans le sens que l’Irak, une fois stable et prospère, influencera beaucoup les peuples et les pays de la région. Une chose qui ne peut être achevée qu’avec la résolution des problèmes du Moyen Orient, comme nous l’avons déjà indiqué. L’Irak peut aussi jouer un rôle important dans le rapprochement des positions des uns et des autres, ce qui confirme son impact positif sur les points de crise dans la région.
Monsieur l’Ambassadeur,
Parlez-nous, s’il vous plaît, de quelques aspects du développement des relations bilatérales irako-roumaines et des perspectives que vous envisagez à développer durant votre mandat à Bucharest!
Depuis notre première rencontre (septembre 2010) dans les pages de votre prestigieuse revue, j’ai eu récemment l’honneur d’être nommé dans le Comité International. Suivant ma principale mission d’ambassadeur de mon pays en Roumanie, j’ai constamment agi pour le développement des relations bilatérales dans tous les domaines. Je devrais évoquer ici un des premiers résultats majeurs de nos efforts: il s’agit du Forum Economique Irako-Roumain que nous avons organisé, fin avril – début mai, avec la Chambre de Commerce et Industrie de Bucarest et son partenaire irakien, la Chambre de Commerce de Bagdad. L’évènement, qui a réuni les représentants des communautés d’affaires des deux pays, a suscite un vif intérêt dans les milieux roumains les plus divers. A cette occasion, la délégation irakienne a présenté la carte des opportunités énormes d’affaires et d’investissements offertes par notre pays dans le cadre de sa reconstruction et aussi les nombreuses facilités accordées aux investisseurs étrangers. Plusieurs accords ont été signés entre les deux parties, à l’occasion du forum, visant à stimuler la coopération économique future.
Il faut noter aussi l’échange de visites réalisé au niveau parlementaire, notamment entre les commissions de politique étrangère. Nous travaillons toujours pour renouveler le cadre juridique des relations bilatérales et préparer la signature de plusieurs accords de coopération.
De ce tableau, il ne faut pas oublier le facteur culturel auquel nous prêtons une importance particulière; notre prochain projet ce sera l’organisation d’une journée culturelle irako-roumaine d’abord à Bucarest, cet automne, et plus tard à Bagdad.
Nous devons enfin rappeler notre projet commun de réaliser un numéro spécial de votre revue consacré à l’Irak.
Votre Excellence,
Je vous remercie pour l’interview et j’espère que nous réussirons à réaliser ce numéro spécial de la revue, consacré à l’Irak, acteur géopolitique régional.
Réalise par Vasile SIMILEANU juin 2012
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