La maîtrise de l’eau a souvent été à l’origine du politique. Pour le moins, elle aurait favorisé ou consolidé la création d’unités territoriales. Dans son ouvrage célèbre, Le Despotisme oriental. Une étude comparative du pouvoir total, Karl August Wittfogel défend la thèse que la naissance des premiers grands Etats s’explique, de manière fréquente, par une motivation hydraulique .
Aujourd’hui, où l’on s’alarme de la raréfaction de l’eau potable dans le monde, où l’on s’inquiète de la disponibilité en eau agricole, au point que la ressource aquifère est présentée comme l’enjeu de futurs conflits, cette dernière réflexion mérite qu’on s’y arrête.
En Europe, le processus imminent d’élargissement de l’Union Européenne va avoir un effet majeur: le recentrage de son espace vers l’Est qui s’explique par un redéploiement des activités économiques vers des régions tantôt en plein renouveau (région de la Baltique), tantôt déprimées mais où se trouvent des réserves de main d’œuvre.
Les géopoliticiens allemands qui, dès l’origine de leurs études, se sont intéressés au rapport qui pouvait exister entre les réseaux hydrographiques et la construction des grandes nations européennes se sont demandés comment ces derniers étaient en mesure de favoriser ou non la cohésion territoriale ? Bien qu’il reconnaisse aux grands fleuves, au moins dans quatre cas, avoir joué un rôle fondamental dans l’émergence des premières grandes civilisations, Jacques Bethemont fait remarquer, pour sa part, que «les bassins fluviaux constituent en règle générale, des espaces partagés» .
L’idée centrale de la création de l’Hidrovia Paraguay-Parana est de garantir la navigation, pratiquée depuis des lustres sur ces deux cours d’eau , de jour et de nuit, de convois poussés, pendant toute l’année. Cette navigation continue s’avère nécessaire pour transporter des matières premières, telles que le minerai de fer et le manganèse de la zone de Corumba-Puerto Suarez, ou du soja du département bolivien de Santa Cruz de la Sierra et de l’Etat du Mato Grosso .
Aujourd’hui, les engagements réitérés des uns et des autres gouvernements en faveur de l’union régionale confirment la symbiose des deux projets, tandis que l’appellation elle-même adoptée, celle d’Hidrovia del Mercosur, souligne, si besoin était, que l’Hidrovia n’est rien de moins que l’épine dorsale du Mercosur.
En Europe, où les systèmes de transport sont multiples et se concurrencent, l’urgence des grandes infrastructures ne saurait être ressentie autant qu’en Amérique du Sud où des espaces immenses et souvent très peu peuplés restent à interconnecter, où de nombreuses régions de l’intérieur du continent ont besoin d’être désenclavées. Et ceci au moment où, pour la première fois, les principales capitales sud-américaines se lancent délibérément, et en toute réciprocité, dans une entreprise d’intégration et de développement conjoint. Pourtant, bien que les situations économiques ne soient pas comparables, en tout cas pour ce qui concerne l’Europe occidentale, le Vieux Continent se trouve lui aussi, du fait de l’élargissement de l’Union européenne, face à un problème d’intégration et de cohésion territoriales. Surtout que le Schéma de Développement de l’Espace Communautaire (SDEC), cité plus avant, exprimait déjà le souhait de faire évoluer ce dernier, depuis l’Europe monocentrée qu’il est vers une Europe plus polycentrique .
Aujourd’hui comme hier, la politique des canaux ou des voies navigables, comme celle de toutes les grandes infrastructures, est d’une portée historique remarquable parce qu’elle relève nécessairement d’une stratégie d’Etat ou d’un groupe d’Etats désireux d’intégration territoriale et de cohésion spatiale. Ce qui a été observé pour la France et pour l’Allemagne dans le passé, et qui vaut toujours, dans une certaine mesure, pour cette dernière, se retrouve, de nos jours, dans l’espace sud-américain et à l’échelle de l’Europe. En Amérique du Sud, la volonté naissante des Etats de la Cuenca del Parana de s’organiser collectivement pour maîtriser leur destin et pour assurer leur propre développement se précise dans le projet communautaire de faire de l’Hidrovia del Mercosur le système fluvial fédérateur de leurs économies. Il devrait permettre, en effet, la structuration de l’espace central du marché commun du cône sud, et faciliter les liaisons avec les régions plus périphériques, en attendant que, peut-être, son extension vers le Nord participe, un jour, à l’intégration du continent sud-américain dans son entier. Sa réalisation, ou son abandon, sera, à n’en pas douter, une épreuve décisive dans la quête de reconnaissance et d’autonomie des membres du Mercosur. En Europe, où les infrastructures de transport ne font pas autant défaut, où des choix sont possibles entre les différents modes de communication, l’engouement pour la voie navigable est bien moins partagé. Toutefois, le double défi de la cohésion territoriale et du développement durable redonne à la politique des canaux une certaine chance de retrouver un nouveau lustre, comme le laisseraient croire quelques indices, principalement situés en Europe centrale. D’abord, il est clair que l’existence de liaisons navigables transeuropéeenes, à l’instar de l’artère Rhin-Danube, rendrait plus facile l’intégration territoriale d’une Union européenne qui vient de s’élargir vers l’Est, mais qui le fera encore (au moins jusqu’à la Roumanie). Surtout que si elles sont bien organisées ces liaisons peuvent aisément faire communiquer entre elles les différentes façades maritimes européennes. Ensuite, il est évident que par rapport à l’état de saturation qui menace les transports terrestres, et par rapport à la préoccupation générale de limiter les émissions de gaz carbonique, la voie navigable, du moment qu’elle est une longue artère la moins éclusée possible, a sa place dans un système de communication moderne et efficace. Cependant, il faut bien voir qu’en Europe, comme en Amérique du Sud, la décision de revaloriser la voie navigable, et certainement pas de la privilégier, est éminemment politique. En effet, en raison de son mode de financement principal, qui passe par les Etats ou qui est garanti par eux, il ne peut s’agir que d’une politique publique, et en l’occurrence d’une politique mutuelle qui suppose bien des engagements, mais aussi des choix entre des stratégies économiques. Parce qu’elle s’inscrit dans le temps et qu’elle modèle l’espace, la politique des canaux révèle les grandes constructions qui jalonnent l’histoire des hommes.
[…] Gérard DUSSOUY – Eau et espace politique: voie navigable et intégration territoriale des grands espaces […]