Interview réalisée par Hichem BEN YAÏCHE
Vingt-trois mois après avoir été nommée secrétaire d’État chargée de la Politique de la ville, avez-vous le sentiment de contribuer à la transformation du réel par vos actes?
La transformation en profondeur des quartiers est l’un des objectifs que je poursuis, avec l’ensemble du gouvernement, à travers les mesures politiques mises en place, afin de réduire les écarts territoriaux.
À un moment, on avait parlé d’un «plan Marshall» des banlieues. On est passé aujourd’hui à la dynamique «espoir Banlieues». Pourquoi?
On avait un ministre qui s’occupait des 751 zones urbaines sensibles. Je dis bien un seul ministre! Quand je suis entrée au gouvernement, j’ai eu une discussion de fond avec le président Nicolas Sarkozy, en lui présentant mes objectifs, ma stratégie et la méthode de travail, qu’il a validés et acceptés. Le premier objectif politique à appliquer et à poursuivre est de réduire l’écart entre les quartiers riches et les quartiers pauvres. Le président, dans son discours de février 2008, a annoncé une nouvelle politique de la ville, qui est au coeur d’une nouvelle philosophie. Il a dit ceci: «C’est l’ensemble du gouvernement qui doit s’occuper des quartiers prioritaires». Il a demandé, par conséquent, à chaque ministre de mettre en place un programme triennal en faveur des quartiers prioritaires. Cela veut dire que chaque ministre a un programme et une ligne budgétaire. De ce point de vue, nous sommes dans ce que l’on appelle la «remobilisation du droit commun». La politique de la ville, dont j’assure la responsabilité, se rajoute à tout cela comme une «cerise sur le gâteau». C’est donc l’ensemble du gouvernement qui est mobilisé! Et moi, je suis là, en plus, pour réduire ces écarts à travers un programme et un budget. Je ne veux pas une politique en direction des banlieues sous forme de «catalogue de mesures». Je préfère une dynamique qui consiste à mobiliser l’ensemble des ministères à travers un programme triennal pour les quartiers populaires. Le deuxième objectif concerne le monde de l’entreprise avec lequel nous avons beaucoup travaillé, notamment les entreprises du CAC 40. Ces dernières se sont engagées à embaucher les jeunes des quartiers populaires et à promouvoir la dynamique de la diversité à tous les niveaux de leurs entreprises. Le troisième objectif, enfin n, concerne les collectivités territoriales. C’est à cause de la «fracture sociale», qui existe dans notre pays, que je les associe dans cette démarche. Cette «fracture sociale» a un impact négatif dans les quartiers populaires. Les collectivités ont des compétences pour agir face à ces situations.
Qui coordonne et assure cette transversalité mise en place?
C’est mon travail de coordonner cette politique. Chaque ministre doit mettre en place ce qui a été dit. C’est pour cette raison que le Conseil interministériel est présidé par le Premier ministre. J’ai souhaité que tous les membres du gouvernement se rencontrent deux fois par an. Cela a commencé par le lancement officiel de la dynamique «Espoir Banlieues». Et puis, par la suite, ils se sont réunis, en janvier 2008, pour faire le premier pré-bilan. Une manière d’évaluer ce qui a marché ou pas… Nous avons signé près de 4.500 contrats d’autonomie. Nous avons accéléré ce processus afin d’atteindre les 45.000 qui sont prévus dans les trois ans à venir. Il y a donc une réorganisation touchant chaque ministère. Mon ambition est qu’il y ait encore plus de visibilité de la politique de la ville. Au dernier Conseil interministériel consacré à ce sujet, il a été pris en compte que la Délégation interministérielle à la ville (DIV), qui est l’administration de cette politique, se transforme en Secrétariat général à la politique de la ville. Autrement dit, une sorte d’unité de commandement. Elle gérera et encadrera l’ensemble de cette politique, et, par conséquent, la dynamique «Espoir Banlieues», qui a la tutelle de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU). Celle-ci s’occupe de la transformation des quartiers. Actuellement, nous sommes dans la phase de rénovation de 520 quartiers prioritaires, dont les 215 les plus «lourds».
La réalité humaine est explosive aujourd’hui en France, du fait de l’état des banlieues, de la discrimination à l’emploi, du «mal-vivre»… comment vous positionnez-vous par rapport à cela?
Le gouvernement et moi, en particulier, avons une conscience aiguë de l’existence de tensions dans les quartiers. Je viens des cités. Je connais parfaitement ce qui s’y passe. Les grands taux de chômage y ont toujours existé. C’est pour cette raison que je parle d’un objectif politique, celui de réduire les écarts. Pour le réussir, nous avons mis en place une dynamique «Espoir Banlieues», qui mobilise l’ensemble des acteurs de notre pays. C’est, du reste, ce qu’a fait Jean-Louis Borloo, quand il était ministre de la Cohésion sociale. Aujourd’hui, on est en train de rénover 500 quartiers. Et là, c’est quelque chose de palpable. Il y a 12 milliards d’euros, investis par l’État, pour la rénovation urbaine de ces quartiers. À cela s’ajoute la rénovation sociale. La DIV a mis en place un logiciel afin d’identifier les personnes qui habitent les quartiers prioritaires. Cela est très important, surtout lorsqu’on connaît la discrimination à l’embauche. Il y a, de ce point de vue, une évolution des mentalités du monde de l’entreprise, qui prend conscience de plus en plus que des talents existent dans les quartiers populaires.
Les villes françaises restent enfermées dans un carcan culturel qui ne tient pas compte de cette diversité. On le voit, celle-ci est en panne…
Il y a quand même la dynamique «Espoir Banlieues» qui n’est pas un plan, mais une mobilisation de tous. Quand le Président parle de la diversité à l’école Polytechnique et des défis de demain, ceux d’une «République métissée», il dit que tous les enfants de la République doivent avoir leur place et doivent avoir la possibilité de construire le «projet France», quel que soit l’endroit où ils naissent, leurs origines sociales ou ethniques.
Mais, au fond, qu’y-a-t-il au-delà de la rhétorique?
Au-delà du discours, nous avons mis en place des choses concrètes. Avec l’appui de Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur, je souhaite qu’émerge une élite des quartiers, en instituant les 120 «Cordées de la réussite», pour permettre aux enfants habitant dans les quartiers populaires de pouvoir bénéficier d’une formation leur facilitant l’entrée dans les grandes écoles. C’est à travers ces dispositifs d’excellence que nous allons construire et faire émerger cette élite populaire, qui sera, demain, aux commandes de notre pays! À travers l’embauche de ces jeunes, nous arriverons à faire en sorte que, demain, ceux-ci soient aux postes de commandement de l’économie de la France.
Cette difficulté de traduire la diversité, on la voit aussi à l’Assemblée nationale…
Vous avez raison parce qu’il existe une certaine élite dans notre pays que j’appelle «la noblesse d’État»! Ce sont de hauts fonctionnaires qui dirigent de grandes administrations. Il faut le reconnaître – cela est aussi dans l’inconscient – on a du mal, dans ces milieux-là, à accepter l’arrivée d’enfants d’ouvriers pour occuper des postes élevés ou même participer au projet républicain. Deux sphères traduisent ce déficit: la politique et les médias. Mais ne négligeons pas cette réalité aujourd’hui: il y a des dynamiques de promotion de la diversité un peu partout! Les enfants issus de l’immigration, trop longtemps victimes de la discrimination, au même titre, du reste, que le «petit Benoît» qui habite dans un quartier populaire, ont du mal à trouver du travail. En général, quand on s’appelle Mohamed ou Alioune, et qui plus est, on habite dans un quartier qui a mauvaise réputation, les patrons se contentent de mettre les CV à la poubelle! Dans les médias, c’est encore insuffisant! Mais ça commence: il y a un peu plus de journalistes de couleur. À France Télévisions, TF1…, il y a des personnes en charge de la promotion de la diversité.
Quant on est ministre, faut-il faire du lobbying pour ses propres idées afin de les traduire dans la réalité?
Effectivement, il faut que cela soit réel, palpable et visible. Le discours politique est une notion importante. Ce sont les conseillers et les fonctionnaires qui ont la charge de traduire techniquement ce rôle. La difficulté est de savoir comment le discours politique peut être traduit techniquement le plus rapidement possible. C’est-à-dire que lorsque je prends une décision, je dois savoir comment l’appliquer dans l’immédiat et non plus tard! C’est pour cela que j’ai une conscience aiguë du malaise social dans les banlieues et les projets à réaliser dans un bref délai!
On sait que vous êtes une ministre de l’ouverture voulue par le président Sarkozy. Êtes-vous à l’aise dans un gouvernement de droite?
Oui. Je rappelle que je suis une femme de gauche. Je suis entrée dans le gouvernement de droite à la demande du président Sarkozy. Dans ce que je fais, il y a une cohérence. Je suis entrée pour être ministre en charge des banlieues. Je fais exactement ce que j’avais fait lorsque je commençais à militer à l’âge de 14 ans! Sauf que, là, je suis dans une posture non de revendication et de dénonciation, mais d’action. De ce point de vue, tout ce que j’ai pu faire auparavant – y compris dans l’association «Ni putes, ni soumises», dans les mouvements associatifs – tout cela me sert justement pour mettre en action toute la dynamique pour la transformation en profondeur des quartiers populaires. Je suis à l’aise avec le Président. D’ailleurs, je discute souvent avec lui sur des questions de banlieue. Il est très attentif à ces sujets-là.
Avez-vous l’impression de peser sur les décisions ou les événements? Etes-vous suffisamment écoutée?
Evidemment, j’ai le sentiment et la certitude de peser sur les décisions. Je n’ai aucune discordance avec le Président. J’ai carte blanche. Nous avons une relation très honnête. Il arrive que nous ne soyons pas d’accord. Je ne suis pas favorable à la «discrimination positive». Aujourd’hui, il a tranché. Il a retenu le critère social qui lui semble juste pour l’ensemble de notre pays. Nous allons mettre en place une politique correspondant à ce choix. Et c’est ce que nous sommes en train de faire avec la dynamique «Espoir Banlieues». Évidemment, je ne suis pas à l’aise avec tout ce qu’il décide. En dehors de cela, dans la responsabilité que j’assume, j’ai conscience qu’il y a une urgence sociale. Mon objectif est qu’il y ait de la santé, de l’éducation, des infrastructures sportives, de la culture dans les banlieues. Ces quartiers populaires doivent cesser d’être des zones de non droit ou les «territoires perdus» de la République!
Finalement, vous êtes convertie au «sarkozysme», qui consiste à faire bouger constamment les lignes pour que la réalité se transforme…
Le Président a été élu sur la base d’un programme politique avec le soutien de 53% des électeurs. Nous sommes en train de le mettre en oeuvre. Quand il m’a demandé d’entrer dans son gouvernement, il ne m’a pas dit de changer d’opinion, ni d’être une militante de son parti politique, l’UMP. Nous avions travaillé ensemble quand il était ministre de l’Intérieur. Du reste, il m’a beaucoup aidé à régler des dossiers très difficiles, comme celui des cartes de séjour des femmes ramenées en France dans le cadre d’un mariage! Le Président a une vision claire de la réalité des quartiers. Et il le dit lui-même. C’est pour cela qu’il a la volonté et la détermination de réformer la France rapidement, parce que la situation est sclérosée. Je partage parfaitement cette approche. Si nous voulons que notre pays ait une grande place sur la scène économique et internationale, il faut engager rapidement des réformes.
Comment avez-vous pu créer une synergie avec vos collègues Laurent Wauquiez et Jean-Louis Borloo, lesquels ont l’air de partager vos idées? Ce qui n’est pas le cas des autres ministres…
Je suis une femme de combat et de conviction. On connaît mon militantisme dans l’opposition et dans l’association «Ni putes, ni soumises». Celle-ci a créé un capital de sympathie énorme dans l’opinion publique pour avoir dénoncé les violences faites aux femmes et les obscurantismes de tous bords. Avec les autres ministres, il y a eu des discussions. Et je leur ai dit comment je voyais les choses. Ces ministres sont en mesure de m’aider à faire en sorte que les habitants des quartiers populaires bénéficient des mêmes politiques publiques que nous mettrons en place pour les autres. Les familles modestes ont besoin aujourd’hui que l’État soit à leurs côtés pour pouvoir vivre décemment. Le Président avait dégagé trois axes forts: emploi, désenclavement, éducation. On a travaillé avec les ministres concernés. Et l’on a rajouté, bien évidemment, la santé, la justice, la jeunesse, le sport, etc.
Quand on parle de banlieue, on a l’impression qu’il s’agit d’un «no man’s land», où l’on est toujours dans la stigmatisation. Comment expliquez-vous cette réalité?
Beaucoup de gens dans les quartiers populaires souffrent et subissent la discrimination. Je pense que les médias ont une responsabilité dans la fabrication de cette vision des banlieues. Cependant, je ne ferai pas d’amalgame sur cette question. Il est vrai aussi que des gens n’habitant pas dans les banlieues ont une mauvaise image de ces zones. Nous sommes en train de casser tous les préjugés par notre action. L’initiative «Talents des cités» met en lumière les compétences existant dans les quartiers.
Si l’on fait un bilan d’étape, qu’est-ce qui vous manque pour aller encore plus loin dans cette transformation en profondeur?
Aujourd’hui, je suis ministre dans un gouvernement. Je suis dans l’action. Quand on est dans cette position, il faut tenir compte des paramètres et des contraintes. Je souhaite que cette trans-formation aille plus vite et qu’elle fasse bouger les lignes. Ce qui m’agace – si je puis dire – c’est le temps entre la prise de décision politique et l’application sur le terrain. Il arrive parfois que je tape du poing sur la table pour accélérer la mise en oeuvre de ces décisions!
Croyez-vous au projet de l’Union pour la Méditerranée (UpM)?
Je crois beaucoup à ce projet de l’UpM. Je salue le président Sarkozy d’avoir fait cette proposition éminemment politique. Je suis convaincue (je suis issue de l’immigration algérienne) d’une chose: il existe d’importants enjeux autour du pourtour méditerranéen. Et je crois que toutes les grandes civilisations sont nées autour de la Méditerranée. Le brassage et le métissage ont toujours existé entre tous ces pays. Cela a donné naissance à de grandes civilisations qui ont permis de grandir l’être humain. Je crois que le secrétariat à la Politique de la ville, qui est un département, a fait une proposition à l’Élysée pour travailler sur le projet de l’UpM, non pas sur des grands chantiers arrêtés, mais sur des sujets de proximité, comme, par exemple, la citoyenneté. Cela consiste à tisser des jumelages entre les villes du pourtour de la mer Méditerranée en y intégrant la société civile. L’UpM n’a de sens que si les pays de cet espace sont capables de pouvoir échanger, se rencontrer et dialoguer. Ils doivent être capables aussi de faire vivre des partenariats entre les citoyens.
Avez-vous eu l’occasion de découvrir l’Afrique dans sa diversité culturelle, surtout que cet aspect du continent est mal évoquée dans les médias?
D’abord, je dois dire que je possède des liens avec l’Afrique. Mes parents sont des immigrés algériens. J’ai des attaches fortes avec l’Algérie. Nous avons des partenariats avec beaucoup de pays africains. Ainsi, travaillons-nous avec l’Algérie, le Maroc et prochainement avec la Tunisie. Nous avons des contacts avec le Mali. Je rappelle que cela fait 23 mois que j’occupe un poste ministériel. Pour l’instant, nous nous focalisons sur les quartiers populaires. Mais sachez que nous avons mis en place avec l’Italie et le Liban des projets sur le pourtour méditerranéen. L’intérêt pour nous est, bien évidemment, que nous ayons des projets avec des pays d’Afrique subsaharienne. Je rappelle que l’association «Ni putes, ni soumises» avait déjà eu à travailler avec les associations féministes de certains pays d’Afrique subsaharienne. On avait pu développer des formes de solidarité, parce que le combat des femmes est d’abord un combat de solidarité internationale.
Êtes-vous aujourd’hui une femme transformée en termes de concrétisation de vos idées?
J’ai toujours eu le sens du concret, parce que je suis née dans un quartier populaire. L’idéal pour tout ministre est que ses actions soient visibles sur le terrain. Je rappelle que les quartiers populaires ont été abandonnés pendant trente ans. On faisait beaucoup de politique de saupoudrage, mais on n’a jamais attaqué les problèmes sur le fond.
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